Représentations zoomorphiques et humaines

Les coutumes établies au cours du Paléolithique se prolongent au Néolithique, en prenant, bien sûr, un cachet spécifique. Elles montrent pourtant à quel point il y a peu de ruptures entre ces deux périodes de l’histoire humaine.
Ainsi, l’utilisation de figurines, déjà présentes au Paléolithique, va se prolonger tout au long du Néolithique. On peut les répartir en deux groupes : celles représentant des animaux et celles figurant des humains. Pendant le Natoufien, elles sont sculptées dans de l’os, du calcaire ou encore de l’argile et représentent avant tout des animaux sauvages, principalement des gazelles, plus rarement des bovidés, des hiboux, des chiens ou des tortues [Bar-Yosef, 1998]. Les représentations humaines sont plus rares et symbolisent presque toujours la femme.
Durant le PPNA et le PPNB, le nombre de figurines humaines va en s’accroissant alors que celui des figures animales reste tout d’abord stable, mais finit par décroître pour pratiquement disparaître à la fin du Néolithique (PPNC). Ce changement met en lumière le moment où le rôle économique et social de la chasse décline et celui où la domestication animale s’intègre à l’économie communautaire.

Les figurines zoomorphiques

La place de l’animal sauvage, cet univers hérité du Paléolithique qui régule non seulement la vie des hommes, mais sert de fondement aux pouvoirs du chamane, se maintient pendant le Natoufien et le début du Néolithique. L’analyse des ossements d’animaux sur les principaux sites du Levant [Bar-Yosef, 1998] montre que la gazelle domine clairement le Natoufien et le PPNA, mais disparaît au PPNB pour laisser la place aux chèvres et moutons domestiqués.
Comme décrites par Didier Binder, les excavations du site de Çafer Höyük, permettent de voir de manière claire comment s’effectue ce passage vers la domestication pendant le millénaire où ce site est habité (8.300-7.200) : durant les premiers niveaux d’occupation, « aucune pratique de l’élevage n’y est … attestée, le seul animal domestique est le chien. Les villageois chassent les animaux de la montagne voisine et de la plaine, mais les stratégies de chasse évoluent avec le temps : dans les niveaux anciens, les villageois chassent en quantité le petit gibier (lièvre) puis la chasse au sanglier augmente. Enfin, dans les niveaux plus récents, ils s’intéressent davantage aux grands mammifères (cervidés et aurochs). Chèvres sauvages et mouflons sont chassés pendant toute la durée de l’occupation, mais dans les niveaux récents, la chasse du mouflon décroît par rapport à celle de la chèvre. » [Binder, 2008]

La domestication animale va certainement réduire la place que prennent les animaux sauvages dans le monde des chasseurs néolithiques, puisque mouflons, chèvres bézoard et sangliers disparaissent de l’univers du sauvage pour entrer dans le domaine du domestique : moutons, chèvres et porcs sont les premières conquêtes de l’homme sur le monde animal. Alors que les aurochs, les cervidés et les espèces caprines dominent les représentations des chasseurs du Paléolithique au Moyen-Orient, comme on les trouve dans la Cave Beldibi (Turquie) vers 15.000 ou encore sur les outils trouvés à Kebara, El Wad (Israël) et Oumm ez Zoueitina (Syrie) vers 10.000 [Schmandt-Besserat, 1999b], cet univers de l’animal sauvage finit par se réduire pour se concentrer, à la fin du Néolithique, autour d’un seul animal, l’auroch/taureau, animal dont le symbole, depuis ses racines paléolithiques, se prolonge au cours des millénaires, puisqu’on le retrouve encore très présent dans l’iconographie du polythéisme à partir du IVe millénaire : dans l’épopée de Gilgamesh où il est l’époux de la déesse Ereshkigal ; à Sumer avec Inanna, « la Dame montée sur le puissant Auroch céleste » ; en Mésopotamie encore avec Mardruk ; à Canaan (Moloch) ou chez les Hébreux avec le Veau d’or ; dans la civilisation minoenne (palais de Knossos) et égéenne (Minotaure) ; chevauché par le dieu de l’orage hittite ; en Grèce avec Zeus ou sous les traits du bœuf Apis égyptien (Ptah, mais aussi Hator) ; dans la civilisation de l’Indus où il est le dieu primordial Nandi. A Ebla (Syrie) au IIe millénaire, il porte la déesse-mère et symbolise la « puissance de fécondité » d’un jeune dieu [Amiet, 1997]. Plus tard, au VIIIe siècle à Ninive (Irak), il est ailé et garde l’entrée du palais. Il est très présent chez les soldats romains dans le culte de Mithra (tauroctonie) ou chez les Gaulois qui le sacrifient pour guérir de l’infertilité. On le retrouve même dans l’étable à la naissance de Jésus-Christ.
Dernier symbole du monde chamanique néolithique, il est celui qui, une fois domestiqué, continuera à fasciner les hommes par sa force, sa puissance (physique comme sexuelle) et sa férocité [Rollefson & Kafafi, 1999] .

Les hommes prolongeront au maximum cette activité favorite qu’est la chasse, ce qui contribuera à retarder l’intégration de l’élevage dans l’économie communautaire et, par conséquent, celle des hommes dans la vie de la communauté. Ce n’est pourtant pas uniquement le goût de la chasse qui motive les hommes à conserver leur mode de vie traditionnel. Dans toutes ces communautés de chasseur il est un personnage qui a tout intérêt à préserver le statu quo et qui va soutenir les hommes dans leur démarche : le chamane. Personnage-clé de la communauté, son pouvoir repose principalement sur sa faculté de communiquer avec le monde animal qu’il personnifie. Comme l’explique David Lewis-Williams [2004], le statut social et les pouvoirs du chamane dans le monde des chasseurs découlent principalement de la relation que celui-ci établit avec l’esprit-animal de chaque espèce, relation qui lui permet d’exercer une certaine influence sur le mouvement et les actions des animaux de ces espèces. Il est donc de l’intérêt du chamane de faire que la chasse soit considérée comme un élément essentiel de la vie communautaire, puisque sa disparition remettrait en cause les fondements mêmes de sa fonction. Il soutiendra donc les hommes dans leurs démarches et cherchera à retarder autant que cela se peut l’intégration de la domestication animale dans la structure communautaire.

Les conséquences de cette influence seront considérables. Elle gardera vivantes les croyances héritées du Paléolithique et maintiendra sa vision holistique de l’univers jusqu’à la fin du Néolithique. Nous le verrons par la suite, ce n’est que quand le monde du chamane s’effondrera qu’apparaitront les premières divinités. Il est difficile d’imaginer ce qu’aurait été le Néolithique si cet héritage du Paléolithique avait été écourté.
Mais il est un autre domaine où l’influence du chamane se sera fait ressentir, celui de la découverte de la paternité. En partant de l’hypothèse que c’est grâce à la domestication animale que les humains découvrent la fonction procréatrice de l’homme, il est certain que les chamanes auront exercé leur contrôle sur la manière dont cette découverte aura été intégrée non seulement dans les croyances mais aussi dans les savoirs et les usages de la communauté. On trouve un exemple de la manière dont cette influence a pu s’exercer chez les Yap (îles Carolines). David Schneider raconte que, cherchant à comprendre la logique soutenant les notions de ce peuple en matière de reproduction humaine, il les confronta avec la démonstration suivante : « Si vous castrez un porc, il ne peut ensemencer une truie. Cela prouve sans aucun doute que la copulation est la cause de la grossesse ! » Mais il lui fut répondu d’une façon n’autorisant aucune réplique que « les gens ne sont pas des porcs ! » [Schneider, 1968]
De même, les Arunta, les Leritja et les Tully River Blacks (Australie) reconnaissent le cycle reproducteur des animaux, mais pas celui des humains [Strehlow, 1908 ; Roth, 1903]. Selon Walter Roth [Read, 1918 ; Roth, 1903], la façon dont les Tully River Blacks considèrent le monde des humains et le monde animal fait qu’ils ne peuvent appliquer à l’un ce qu’ils conçoivent pour l’autre.
Ces interprétations illustrent la manière dont certains savoirs ont pu être adaptés au cadre des croyances en vigueur . Il ne fait aucun doute – notre propre histoire religieuse l’a maintes fois prouvé – que de nombreux chamanes auront adapté les conséquences de la découverte de la procréation à la structure des croyances existante afin de préserver leur rôle dans la communauté. Que leur domination s’exerce dans le cadre du chamanisme comme c’est le cas avec l’esprit-animal, ou qu’elle soit liée à l’animisme, en réaction à des manifestations de la nature, les chamanes auront dû lutter pour conserver des pouvoirs qu’ils voient s’effriter, lentement tout d’abord, puis à un rythme accéléré vers la fin du Néolithique.

Les figurines humaines

Dans le tableau précédent, nous avons vu qu’avec les « vénus » paléolithiques, les représentations humaines forment une très ancienne tradition qui va se prolonger et s’amplifier durant le Néolithique. Comme par le passé, la plupart de ces figurines ont un rapport avec la fertilité, et lorsque certains auteurs leur donnent la dénomination de « déesse-mère », cela ne représente à vrai dire qu’une autre manière de nommer la fertilité, ces auteurs projetant dans le passé ce qui ne prendra place que bien plus tard puisqu’aucun indice ne laisse supposer l’existence d’une quelconque notion de divinité. En fait, plusieurs détails confirment qu’il ne peut être question de surnaturel [Schmandt-Besserat, 1999a]. Tout d’abord, la manière dont les femmes sont représentées : torses aux bras, seins, nombril et organes génitaux absents et jambes tronquées, l’ensemble dessinant une forme triangulaire caractéristique. Le professeur Schmandt-Besserat résume leur description de la façon suivante : « Tout dans la sculpture est calculé pour fixer l’attention sur le ventre » [Schmandt-Besserat, 1999c (tda)]. De plus, la grossièreté de leur modelage ne fait pas penser à une fonction cultique.
Leur nombre ensuite – 49 figurines ont été déterrées à Ain Ghazal, 130 à Sha’ar Hagolan et 50 à Munhata (Israël) [Schmandt-Besserat, 1999a ; Garfinkel, 1993] – et le matériau utilisé – l’argile, fragile et facile à travailler – indiquent une fabrication à grande échelle pour une utilisation bien précise. Finalement, le fait que certaines de ces figurines aient été retrouvées parmi les déchets domestiques, indique le peu d’égard qu’elles ont reçu une fois leur rôle joué.

Mais de quel rôle s’agit-il exactement ? En fait, ces figurines révèlent à quel point la fertilité est une obsession qui, nous le verrons dans le tableau suivant, n’est pas prête de s’apaiser avec l’essor de la religion. Ces figurines sont autant de fétiches, amulettes, gris-gris ou tout simplement accessoires que les femmes utilisaient pour stimuler leur fécondité. Elles concentrent l’attention non sur une image sexualisée de la femme, mais sur sa fonction procréatrice, et elles n’expriment en aucune manière qu’une relation ait été établie entre sexe et grossesse. Encourageant une vision culturelle plus globale, Rollefson [1983] note les ressemblances existantes entre certaines figurines d’Ain Ghazal, d’Anatolie et les « vénus » héritées du Paléolithique. Sur le site de Çatalhöyük par exemple, les mêmes thèmes apparaissent sur les peintures et les reliefs datant de l’apogée de cette ville, une des plus grandes agglomérations de la deuxième moitié du Néolithique : ils représentent des femmes enceintes et des femmes accouchant, mais aussi des taureaux, des léopards et des scènes de chasse ; quant aux reliefs, ce sont des seins de femmes et des bucranes [Lewis-Williams, 2004]. Alors que le Néolithique touche à sa fin, nous restons en présence d’un univers dans lequel les représentations de l’homme, en dehors de quelques scènes de chasse et de rares figurines apparaissant à la fin de cette période, sont remarquablement absentes.
Tout tend à indiquer que ces figurines féminines établissent un rapport avec la fertilité, leur fonction étant pratique et non cultique : elles étaient utilisées par les femmes et non par les hommes.

Ajoutons qu’à Ain Ghazal, des statuettes en pierre apparaissent à la fin du PPNC, alors que le déclin économique de cette communauté est déjà entamé. Ces statues, à l’opposé des figurines faites avec un minimum de travail dans un matériau commun et rejetées après usage, sont caractérisées par « un matériau durable, une technologie complexe, un environnement spécial, des formes élaborées, une composition esthétique et un symbolisme emphatique » [Schmandt-Besserat, 1999c (tda)], ce qui semble les destiner à une fonction publique plus formelle.
Autre innovation du Néolithique tardif, les premières figurines représentant la triade familiale homme-femme-enfant apparaissent à Jéricho. La représentation homme-femme côte à côte marque une rupture « radicale » avec la tradition plurimillénaire des représentations individuelles [Isaac, 1963, 80].

Références
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BAR-YOSEF Ofer (1998) : The Natufian Culture in the Levant, Threshold to the Origins of Agriculture. Evolutionary Anthropology 6 (5), 159-177
BINDER Didier (2008) : Le village néolithique de Cafer Höyük (Anatolie du Sud-Est). Ministère des affaires étrangères et européennes.

http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/actions-france_830/archeologie_1058/les-carnets-archeologie_5064/orient-ancien_5067/turquie-cafer-hoyuk_5506/village-neolithique-cafer-hoyuk-anatolie-du-sud-est_15711.html

GARFINKEL Yosef (1993) : The Yarmukian Culture in Israel. Paléorient, 19, 1, 115–134
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